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Le droit du travail peut-il entraîner une révolution dans le concours ?

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Déc 11, 2021

Samedi soir, devant sa télévision, le public de Miss France n’aura probablement pas l’impression que l’émission qu’il regarde religieusement chaque année a changé. Jean-Pierre Foucault s’occupera toujours de la présentation, les vingt-neuf candidates auront droit à leur portrait et un jury et le public se chargeront de les départager.

Pourtant, pour cette édition 2022, un changement de taille s’est glissé en coulisses. Toutes les miss qui défileront au Zénith de Caen auront un contrat de travail pour cette journée du 11 décembre. Une première, en 101 ans d’existence. Car, jusque-là, toutes les jeunes femmes qui participaient au programme le faisaient gratuitement.

Pourquoi ce revirement ? Pourrait-il entraîner d’autres modifications et permettre à ce concours, critiqué depuis plusieurs années par les associations féministes, de prendre un virage plus inclusif ?

Revirement de Miss France

Petit retour en arrière. Le 18 octobre dernier, l’association Osez le féminisme ! (OLF !) a déposé une requête devant le conseil des prud’hommes de Bobigny visant Endemol Production et la société Miss France. Son but ? Faire reconnaître l’existence de contrats de travail entre la production et les jeunes femmes participant au concours. Et mettre fin à toute forme de discrimination illégale dans les critères de sélection.

Si Alexia Laroche-Joubert, désormais présidente de la société Miss France et productrice de l’émission, avait réagi en affirmant qu’il s’agissait d’un concours, qui n’était pas régi par le droit du travail, elle est, un mois après, revenue sur ses déclarations. Le 17 novembre dernier, lors de la conférence de présentation du programme, elle a expliqué :

« Depuis ma nomination en tant que présidente de la société Miss France, on a travaillé, avec les équipes, à la ligne éditoriale de l’émission et aux conditions de production. Cela a des conséquences à la fois artistiques, techniques et juridiques. C’est pour cela que cette année, les 29 miss qui vont défiler le soir du 11 décembre sur l’antenne de TF1 auront des contrats de travail. »

Sauf que ce contrat ne concerne que la journée de l’émission, le 11 décembre. Les miss ne sont pas sous contrat pour les semaines de préparation en amont, qui incluent notamment un voyage à l’étranger, comme cette année à La Réunion.

Jurisprudence de 2013

Au moment d’une audience de conciliation entre les deux parties, le 1er décembre, Maître Violaine de Filippis-Abate, l’avocate d’Osez le féminisme !, a pointé du doigt cette contradiction, explique-t-elle à 20 Minutes : « S’ils reconnaissent que le spectacle est un travail, les semaines de préparation avant le sont aussi. » Or, l’avocate de la partie adverse – contactée à trois reprises par 20 Minutes sans recevoir aucune réponse – aurait assuré que les répétitions « ne sont pas un travail réalisé sous subordination, c’est-à-dire que les miss ne reçoivent pas de directives », rapporte le conseil d’OLF ! qui rétorque : « C’est faux, puisqu’il y a un emploi du temps décidé par la production, des tenues imposées à porter lors des répétitions et des interviews… »

Elle s’appuie notamment sur une jurisprudence établie en 2013 par un arrêt de la Cour de cassation. Un gagnant du concours Mister France a poursuivi devant les prud’hommes le programme pour demander la requalification de sa participation en contrat de travail. « Il a gagné et la Cour de cassation a retenu que les répétitions, le fait de faire des chorégraphies et le port de tenues imposées représentent également un travail sous subordination », souligne Maître Violaine de Filippis-Abate. L’arrêt, disponible en ligne, atteste effectivement de ces points.

Interrogée au sujet des contrats par 20 Minutes, Alexia Laroche-Joubert a indiqué ne pas avoir « très envie de [s’]exprimer plus que ça parce que le propre d’un contrat, c’est d’être confidentiel. Oui, on leur a proposé des contrats et oui, elles ont signé » , a-t-elle ajouté, avant d’opposer un refus de communiquer à propos de la durée de ces contrats.

Des critères assignant les femmes « à une certaine modalité d’être »

En plus de la requalification de l’activité des miss en contrat de travail, l’action d’OLF ! cherche également à mettre fin aux discriminations qui s’appliquent quand elles acceptent de participer au concours.

À savoir, ne pas être mariée, ne pas être divorcée, ne pas avoir d’enfant, être au minimum d’une taille d’1m70, ne pas avoir de piercing, ni de tatouage visible, c’est-à-dire supérieur à trois centimètres de diamètre… Des critères physiques et moraux, ainsi que comportementaux, puisqu’elles doivent également ne pas « avoir un comportement et/ou une moralité contraire à l’ordre public et/ou aux valeurs de Miss France. » L’ensemble de ces indications sont écrites sur le règlement de Miss France, comme l’atteste cette copie disponible en ligne pour l’édition 2021. Daniela Levy, porte-parole d’Osez le féminisme !, explique à 20 Minutes :

« Nous dénonçons des critères qui agissent sur une triple dimension, au niveau de la situation familiale, des comportements attendus et de l’apparence physique. Ils assignent les femmes à une certaine modalité d’être et correspondent aux stéréotypes que nous dénonçons systématiquement lorsque nous dénonçons le sexisme. »

À cette requête devant les prud’hommes de Bobigny, sur laquelle ils se pencheront le 21 juin 2022, une action au civil vise également TF1 et Endemol Production. Deux anciennes participantes à l’édition de 2019, Manon Jean-Mistral et Carla Bonesso, reprochent aux organisateurs d’avoir diffusé des images d’elles se changeant en coulisses où on les voit seins nus. Elles portent plainte pour « atteinte à leur droit à l’image, à leur intimité et à leur vie privée », a confirmé à 20 Minutes Maître Catherine Laforêt, leur avocate.

« C’est intense »

Si Osez le féminisme !, et d’autres militantes féministes avant l’association, dénonce régulièrement le sexisme de ce concours de beauté, cette action en justice a été vue comme « une nouvelle manière d’agir », résume Daniela Levy.

Elle permet notamment de mettre en lumière le lourd travail bénévole des candidates afin d’être prêtes le soir de l’émission. En 2014, une miss avait témoigné anonymement auprès du média en ligne Madmoizelle pour dire qu’elle était « fière » d’avoir concouru. Elle indiquait tout de même qu’elle avait vécu « un mois marathon » et que ça avait demandé « beaucoup de travail » . Au cours de la semaine passée dans un « cadre paradisiaque » , elle se levait tous les jours à 6h et se couchait à 1h.

Une ancienne candidate, qui a souhaité rester anonyme, a confié à 20 Minutes ne pas regretter d’avoir participé à Miss France mais ne pas en garder « un super souvenir ». Elle confirme avoir eu « très peu de jours de repos » , indiquant qu’on leur conseillait de répéter, même lors de ces jours-là. « C’est intense, il faut apprendre de nombreuses chorégraphies, il faut s’entraîner et savoir gérer le stress… » , ajoute-t-elle. Cette dernière se souvient également de remarques qui faisaient comprendre à certaines candidates qu’elles devaient faire « un régime drastique et qu’il fallait être mince », alors même que le poids ne fait pas partie des critères pour concourir.

« Je trouverais ça très bien qu’il y ait un contrat de travail, mais à voir quelle forme il prend et comment il peut être mis en place », glisse-t-elle, avant d’ajouter qu’il faudrait également qu’un « accompagnement psychologique » soit instauré, afin d’aider certaines jeunes femmes à retrouver le monde réel « après un mois de préparation ». « D’une minute à l’autre, quand Miss France est couronnée, tu n’existes plus. Ça peut faire un choc. »

« Poser explicitement la question du droit du travail »

Camille Couvry, chercheuse en sociologie à l’université de Rouen et autrice d’une thèse sur les élections régionales de miss, a « l’impression que les concours de beauté sont toujours parvenus jusqu’à maintenant à se relever des attaques judiciaires qui ont pourtant largement jalonné leur histoire », a-t-elle expliqué à 20 Minutes. Avant d’ajouter : « Les conséquences des affaires judiciaires en cours dépendront surtout de la manière qu’a le concours de répondre aux attaques dans son format, son règlement, et ses modalités de recrutement. »

Selon elle, la plainte permet « de poser explicitement la question du droit du travail dans un contexte qui n’était pas, jusqu’à peu, assimilé dans les esprits à du travail et où cette question était restée invisibilisée. »

« Les activités en tant que candidate ou en tant que miss sont très largement effectuées gratuitement et bénévolement dans la plupart des concours. Le principe de gratuité permet justement de signifier qu’il s’agit de tout sauf de tirer profit de sa beauté, c’est un principe constitutif de la respectabilité sur laquelle les concours se sont construits. En ce sens, les attaques d’Osez le féminisme ! renversent complètement la logique et peuvent désarçonner les initiateurs de concours. »

La chercheuse émet cependant des réserves quant à la probabilité que les modalités d’organisation du concours « changent en profondeur. » Une pensée partagée par Margaux Savarit, Miss Île-de-France 2014, pour qui l’action en justice d’Osez le féminisme ! « ne devrait pas écorner l’image du concours. » Cette dernière, qui se dit contente d’avoir participé au concours, défendant « la liberté et le choix » des femmes de le faire, considère tout de même que certains critères, comme l’âge ou la taille, pourraient être modifiés.

« Quelle que soit la décision de justice, nous continuerons à nous mobiliser », promet, en tout cas, la porte-parole de l’association Daniela Levy. Réponse le 21 juin 2022.

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