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​Musique: Beatrice Deer regarde vers le nord et l’avenir

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Déc 11, 2021

Beatrice Deer a grandi à Quaqtaq, au Nunavik, un des villages les plus septentrionaux de la province. Cette petite pointe de terre et de glace qui retrousse là où se rejoignent le détroit d’Hudson et la baie d’Ungava, à droite de la coiffe du Québec sur une carte ? C’est là. « Ce qui me manque le plus de mon village ? La lenteur, répond l’artiste indie folk-rock. Ici, à Montréal, si je veux voir une amie, je dois attacher mon bébé dans la voiture et faire 25 minutes dans le trafic. Tout se planifie en fonction du trafic. À Quaqtaq, je n’ai qu’à marcher quelques minutes pour aller prendre le thé avec ma vieille tante… »

SHIFTING, son sixième album en plus de 15 ans de carrière, n’est pas lent. Les guitares électriques, les basses distortionnées, le rythme resserré, ces chansons se lèvent comme le vent d’hiver, contrastant avec les ambiances folk et country acoustiques du très beau et tendre My All to You qu’elle avait fait paraître il y a trois ans à compte d’autrice.

« Je compose mes chansons toute seule, avec ma guitare et mes accords simples, explique-t-elle. J’enregistre ma voix dans mon iPhone, puis j’envoie le fichier aux musiciens du groupe », Mark « Bucky » Wheaton, batteur, et Christopher McCarron, guitariste, réalisateurs du nouveau disque. « Ce sont eux qui ont fait les arrangements, mais je leur ai dit que j’avais envie de quelque chose d’énergique, de vivant, des chansons sur lesquelles je pourrais danser en les chantant sur scène. Quelque chose de libre, comme une célébration. »

Le surplus de temps offert par la pandémie et ses confinements a permis au duo de travailler longuement sur ces chansons pour donner du relief aux orchestrations, relief rehaussé par la touche de Jace Lacek (The Besnard Lakes) au mixage. « Ils ont toute la latitude pour faire ce dont ils ont envie avec les chansons. C’est ça le plus intéressant, la collaboration, d’autant plus que le projet a beau porter mon nom, on forme ensemble un groupe » qui a bien fait de brancher les amplis pour ces nouvelles chansons.

Dans la langue inuktitute, Beatrice nous raconte les légendes de son peuple qui lui manque, après presque deux ans de pandémie. La famille et les amis sont toujours à Quaqtaq, et son travail un peu partout dans le Nord, puisque lorsqu’elle ne chante pas, Beatrice Deer produit et réalise des émissions de télé au sein de la boîte de production Taqramiut Nipingat — « La voix du Nord » —, qui possède des bureaux à Dorval et à Salluit (le second village le plus septentrional du Québec celui-là, après Ivujivik !).

Or, quelque chose d’autre a changé pour Beatrice depuis la sortie de son précédent album. On le remarque sur ses photos récentes : un tunniit. Cette fine ligne verticale tatouée sur le menton que portent traditionnellement les femmes inuites. Un signe spirituel, nous explique Beatrice Deer, puisque dans les croyances inuites, l’esprit amène avec lui ces tatouages dans « la vie d’après », pour que les ancêtres puissent les reconnaître à leur arrivée.

De manière plus intime, son tatouage « signifie que je suis Inuk. Que je me décolonise. Que je regagne mon identité, puisqu’il nous faut regagner l’identité qui nous a été dérobée durant la colonisation. De tout ça, je n’en parle pas vraiment dans mes chansons, mais on peut y entendre les chants de gorge, ce qui est aussi une manière de nous décoloniser ». Les missionnaires envoyés dans le Nord, rappelle la musicienne, interdisaient les chants de gorge parce qu’ils jugeaient le rituel « satanique, alors que ce n’était qu’un jeu, entre femmes ».

Ainsi, ce splendide SHIFTING colligeant des chansons indie rock mélodieuses et entraînantes interprétées en inuktitut, en anglais et en français regarde à la fois vers le nord et l’avenir. Beatrice Deer chante à propos de « la voie que le destin t’invite à prendre. Je sais, c’est cliché de dire ça, mais la vie est un voyage » au cours duquel, dit Beatrice, il faut apprendre à se détacher de ce qui nous éloigne de notre chemin. « C’est en quelque sorte un disque sur la croissance, sur le sens qu’on trouve à la vie, avec ses hauts et ses bas. Sur le besoin de faire une croix sur la souffrance et chercher la guérison. »

Et prendre la place qui lui revient. Sa place en tant que musicienne qui, après cinq albums autoproduits, édite aujourd’hui SHIFTING sur l’étiquette Musique nomade, qui remportait le Lucien du producteur de l’année lors du gala GAMIQ la semaine dernière. Sa place en tant qu’Inuite et membre des Premières Nations, puisque son nom, Deer, lui vient de son père : « Mon père a grandi dans un foyer biracial, ma grand-mère était Québécoise et mon grand-père, Mohawk. Malheureusement, mon père a été colonisé, car il a fréquenté les pensionnats. À l’époque, on leur interdisait de parler la langue mohawk. Après avoir marié ma mère, il y a plus de quarante ans, il y a déménagé à Quaqtaq, où il habite toujours. »

« Je pense que les non-indigènes commencent à comprendre la dure vérité à propos du génocide culturel [des peuples du Nord et des Premières Nations] et de l’extrême injustice qu’on a subie, poursuit Beatrice Deer. Ça fait des décennies qu’on veut en parler. Enfin, on dirait qu’on commence à nous écouter. J’ai tout de même le sentiment que les derniers à comprendre seront les gouvernements eux-mêmes. »

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